Dans les mille-feuilles argumentatifs des climato-sceptiques, on trouve parfois des affirmations saupoudrées d’arguments scientifiques qui prétendent remettre en cause la science établie, celle des revues peer-reviewed, des ouvrages de référence écrits par des spécialistes et des cours enseignés dans les universités. La plupart de ces affirmations sont tellement ineptes qu’un bachelier en sciences, voire même un lycéen, pourrait les réfuter. Quelques-unes cependant demandent un peu plus d’efforts car elles nécessitent une connaissance assez fine de la Nature et de ses lois. Et ce sont celles-là qui m’intéressent !
Nous allons nous pencher sur une perle de l’ingénieur français Jean-Pierre Bardinet, que l’on peut trouver dans un article qu’il a publié sur le site contrepoints.org :
La loi de Stefan-Boltzmann n’est pas applicable aux gaz, qui ne sont pas des corps noirs, ni des corps gris, alors que le GIEC l’applique aux gaz.
On pourrait dédaigneusement rejeter cette hérésie émise, après tout, par un obscure trublion de la complosphère, qui n’est pas climatologue, ni même physicien, qui n’a même aucune publication à son actif, aucune carrière académique… Mais on peut aussi la prendre comme un défi pour l’esprit, braver la loi de Brandolini et y trouver une occasion de challenger sa compréhension des lois de la physique. Défi relevé !
Remarque préliminaire :
Avant d’aller plus loin, il convient de souligner que l’affirmation de Bardinet comporte déjà quelques imprécisions. Primo, le GIEC ne fait pas de recherche, mais produit des synthèses de publications peer-reviewed. Secundo, l’atmosphère n’est pas juste un gaz, elle est inhomogène en température et en pression et est soumise aux rayonnements terrestre et solaire. Dans le present article, nous allons cependant nous restreindre aux gaz. Le cas de l’atmosphère terrestre sera éventuellement abordé dans d’autres articles.
Etat de la question dans la littérature scientifique
On sait depuis les travaux de John Tyndall au 19ème siècle que certains gaz sont capables d’absorber et d’émettre du rayonnement thermique. Dès lors, il doit exister une loi qui caractérise ce rayonnement. Si vous écumez les ouvrages généraux de physique statistiques (par exemple le classique Statistical Physics de Gregory H. Wannier [1]), vous ne trouverez aucune loi de rayonnement spécifique aux gaz. Si vous poussez plus loin vos investigations en consultant des ouvrages ou articles sur le transfert radiatif en milieux gazeux, vous y découvrirez qu’en réalité, la loi utilisée dans les équations de transfert est celle de Planck.
Le premier physicien de l’ère quantique à s’être penché de près sur le rayonnement des gaz est Albert Einstein, avec son article de 1917, Zur Quantentheorie der Strahlung [2]. Nous allons nous y arrêter un instant.
La théorie quantique du rayonnement
Dans son article de 1917, Einstein cherche à décrire les conditions d’équilibre thermodynamique au sein d’un gaz. Pour cela, il y distingue d’une part les molécules du gaz, sujettes à des transitions d’états quantiques, et d’autre part un bain de photons qui environnent ces molécules.
Les molécules peuvent être dans différents états quantiques Z_1,Z_2,...,Z_n correspondant respectivement à des niveaux d’énergie \epsilon_1,\epsilon_2,...,\epsilon_n. Elles peuvent effectuer des transitions entre ces états en émettant ou en absorbant des photons à des fréquences bien précises. Si ces molécules sont à l’équilibre thermodynamique à une température T, alors la répartition de ces états est donnée par la distribution de Boltzmann. Plus précisément, s’il y a équilibre entre les absorptions et les émissions, alors la proportion de molécules dans l’état n est dictée par :
\frac{N_n}{N}=g_n\ e^\frac{-\epsilon_n}{kT}
où N_n est le nombre de molécules dans l’état n, N est le nombre total de molécules, et g_n est la dégénérescence de l’état.
Ensuite, Einstein passe en revue les mécanismes quantiques qui permettent à une molécule de passer de l’état Z_n à l’état Z_m et vis-versa. (On va supposer que \epsilon_n < \epsilon_m.) Il distingue trois processus :
Les processus de transition d’état quantique
Emission spontanée
Une molécule dans l’état Z_m va spontanément se désexciter en émettant un photon d’énergie \epsilon_{m}- \epsilon_n de fréquence \nu_{mn}. Si on note dW la probabilité de la molécule de se désexciter durant l’intervalle de temps dt, alors on a :
dW = A_{mn}\ dt
où A_{mn} est une constante caractéristique de la molécule.
Absorption stimulée
Une molécule dans l’état Z_n peut absorber un photon d’énergie \epsilon_m - \epsilon_n pour se retrouver dans l’état Z_m. La probabilité dW qu’un tel événement se produise sur l’intervalle de temps dt est :
dW = B_{nm}\ \rho(\nu_{mn})\ dt
où \rho(\nu_{mn}) est la densité de photons d’énergie \epsilon_m - \epsilon_n, et B_{nm} est une constante ne dépendant que de la molécule.
Emission stimulée
Einstein fait ici preuve d’une audace incroyable en supposant l’existence d’un processus qui est l’exact inverse de l’absorption : une molécule dans l’état Z_m peut, sous l’effet d’un photon d’énergie \epsilon_m - \epsilon_n, se désexciter en émettant un photon de même énergie. De manière similaire à l’absorption, on peut écrire la probabilité élémentaire d’un tel événement :
dW = B_{mn}\ \rho(\nu_{mn})\ dt
La découverte par Einstein de l’émission stimulée aura des conséquences technologiques énormes vu que c’est la base du fonctionnement des lasers.
Sans grande surprise, les coefficients A_{mn}, B_{mn} et B_{nm} sont appelés coefficients d’Einstein.
A la recherche des conditions d’équilibre
Muni de ces trois processus, il va essayer de trouver la loi de distribution de l’énergie \rho(\nu) qui prévaut pour que les échanges d’énergie entre le rayonnement et la matière préservent l’équilibre représenté par la distribution de Boltzmann. Pour cela, il va écrire l’équation d’équilibre qui exprime que, par unité de temps, le nombre d’absorptions de photons d’énergie h\nu_{mn}=\epsilon_m - \epsilon_n doit être égale au nombre d’émissions de photons à cette même énergie :
N_n\ B_{nm}\ \rho(\nu_{mn}) = N_m\ (B_{mn}\ \rho + A_{mn})
En divisant les deux membres par N et en remplaçant \frac{N_n}{N} et \frac{N_m}{N} par la distribution de Boltzmann, l’équation précédente devient :
g_n\ e^{\frac{-\epsilon_n}{kT}}\ B_{nm}\ \rho(\nu_{mn}) = g_m\ e^{\frac{-\epsilon_m}{kT}}\ (B_{mn}\ \rho(\nu_{mn}) + A_{mn})
Si on fait tendre T vers l’infini, alors \rho doit aussi tendre vers l’infini, et dans cette limite, l’équation précédente donne déjà une première conséquence :
g_n\ B_{nm} = g_m\ B_{mn}
En réorganisant l’équation d’équilibre, on trouve aussi :
\rho(\nu_{mn}) = \frac{A_{mn}}{B_{mn}} \frac{1}{e^{\frac{\epsilon_m - \epsilon_n}{kT}}-1}
Si le rayonnement suit la loi de Planck, on a :
\rho(\nu_{mn}) = \frac{8\pi h \nu_{mn}^3}{c³} \frac{1}{e^{\frac{\epsilon_m - \epsilon_n}{kT}}-1}
En comparant les deux formules pour \rho, on trouve la condition d’équilibre liant les coefficients :
\frac{A_{mn}}{B_{mn}} = \alpha \nu_{mn}^3
avec la constante \alpha = 8\pi h / c^3.
Ces deux relations entre les trois coefficients doivent être vraies dans toutes les situations, même hors équilibre, car elles ne dépendent que des molécules. Par conséquent, on vient de démontrer que si les molécules sont à l’équilibre (au sens de la distribution de Boltzmann), alors le rayonnement dans lequel elles baignent est nécessairement planckien pour les fréquences où il y a transition. C’est le couplage entre matière et rayonnement par les trois processus qui permet de maintenir le double équilibre.
Discussion critique
Par rapport à la question initiale de savoir si la loi de Planck peut s’appliquer à un gaz, on peut formuler deux critiques :
- On pourrait objecter qu’il n’y aura de rayonnement que pour les fréquences correspondant à des transitions quantiques, et que par conséquent, ce rayonnement ne sera pas conforme à la loi de Planck qui est elle continue en fréquence. Mais cette remarque, bien que fondée, pourrait être formulée pour à peu près tout ce qui rayonne. Rien ici bas ne possède un spectre de rayonnement thermique parfaitement continu et conforme à la loi de Planck. Cette loi, rappelons-le, est une idéalisation. Dans la réalité, pour matérialiser un corps noir ou gris, il faut maintenir un gaz de photons à l’équilibre thermodynamique, et cela ne peut se faire sans qu’il y ait de couplage avec la matière, et un tel couplage implique nécessairement des photons émis ou absorbés lors de transitions d’états quantiques, et donc un spectre qui ne sera pas continu.
- Les collisions entre molécules et leurs effets éventuels sur les états quantiques n’ont pas été pris en compte.
- Les conditions précises pour que les molécules soient à l’équilibre n’ont pas été explicitées. Rien ne garantit donc que cet équilibre puisse être atteint.
Les deux derniers points nécessitent des développements supplémentaires. Mais par soucis de longueur, je les aborderai dans d’autres articles 😉 Stay tuned!
Bibliographie
[1] Wannier, Gregory H. (1987). Statistical Physics, first edition, Dover
[2] Einstein, A. (1917). « Zur Quantentheorie der Strahlung ». Physikalische Zeitscrift. 18: 121-128